« JAZZ » c’est fini ?

Vieille question !
Dans les années 40-50 du XXè siècle, on disait déjà que le be-bop n’était plus du jazz. Le jazz était mort…
Aujourd’hui on cuisine « Jazz » à toutes les sauces dans des événements-rassemblements, une quantité de « festivals » qui n’ont plus guère de « jazz » que leur intitulé.
On a pris le mot et jeté le sens !

Éclectisme insipide…

Slogan historique de l’AJMI d’Avignon !

On a souvent le sentiment de s’être fait voler l’étendard d’un art libérateur pour le planter au dessus d’un hypermarché. Comme une Impression étrange de ne pas retrouver nos ouailles dans des programmes à l’éclectisme insipide, éphémère et trompeur (que font Lavilliers, ou Stefan Eicher dans ces programmes ? pour ne citer qu’eux…).
L’envie nous prend alors d’abandonner ce mot…
Le jazz serait-il devenu une coquille vide ?
S’agirait-il d’une usurpation d’identité artistique ?

Quel râleur !

Je m’explique avec quelques exemples.
Dans la Manche où je vis deux (trois) festivals mettent pavillon haut entre mai et juillet : Jazz Sous les Pommiers (l’ancêtre à l’approche de la quarantaine) et Jazz en Baie qui anime l’été entre Granville au Mont-Saint-Michel depuis 10 ans. Ajoutons le petit dernier, le Gulf Stream Jazz Festival en juillet qui se revendique (assez justement) plus « jazz » que les deux autres.
Le premier est une grosse machine qui ronronne et fait la belle en pavoisant. On l’adore et l’adule. On va désormais « à Jazz« , pour l’ambiance (phénoménale). On vit « jazz »… une semaine par an et la presse ne tarit pas d’éloges (la foule, les huîtres, le village…).
« On » mais plus moi (sauf revirement improbable ?).
Sous les couches de sucre et de gras (le cousinage musical complaisant et informe), on trouve bien un peu de chair jazzistique consistante et vivante mais si peu en proportion du volume et du budget engagé. Il faut être rusé et informé de la chose « jazz » (le vrai) pour le dénicher…

Loupe et scalpel ?

Je me lasse de faire ce boulot chirurgical chaque année depuis des lustres. Décortiquer est de plus en plus facile remarquez car la programmation est basée sur le principe « on prend les mêmes et… on fait croire que c’est du neuf  » !
Je laisse tomber en attendant des jours meilleurs, peut-être, J’ai fait l’impasse sur cet événement cette année… et renié ma paternité par la même occasion (eh oui ! c’est à cause de moi le jazz à Coutances !).
J’irai donc voir ailleurs ou pas…
Probablement pas à Jazz en Baie qui est une entreprise respectable mais une impasse artistique à mon goût. Un festival sans jazz et quasiment sans rien (de la musique pour occuper le vacancier). Je n’y ai jamais mis les pieds et ça va sans doute durer sauf chamboulement spectaculaire là encore.

Jazz ? où vas-tu ?

Un seul mot de quatre lettres pour désigner un mouvement artistique devenu tentaculaire, enraciné dans la culture afro-américaine. Ses ramifications mondiales (pas encore de traces au-delà…) vont du blues le plus primitif aux sophistications des musiques contemporaines improvisées en se métissant, on le sait, c’est dans sa nature. Le jazz tisse sa toile disons-nous volontiers.
La « musique de jazz » (comme on disait jadis) est et doit rester libre, inventive, échevelée, secouée par les vents de créateurs engagés sans oublier ses racines afro-américaines. À la base, il y a l’improvisation, la spontanéité, le bonheur de jouer et d’inventer encore et toujours…

Guido Zorn et Vincent Lê Quang à Gap - 19 juillet 2019
Guido Zorn et Vincent Lê Quang, à Gap (05) le 19 juillet 2019.

Où vais-je alors ? Dans quel(s) festival(s) ?
Eh bien je n’en ai fréquenté aucun cet été 2019.
J’ai juste glané deux beaux concerts (gratuits qui plus est !) à Gap (Hautes-Alpes) : le trio de Vincent Lê Quang (un des maîtres du saxophone européen actuel) et le formidable Umlaut Big Band. Vous en lirez les chroniques sur CultureJazz.fr, ici… et là….
Vous noterez que ni Vincent Lê Quang ni l’Umlaut Big Band ne furent programmés dans les festivals cités ci-dessus… Et pourtant, ce n’est pas de l’avant-garde effrayante pour les oreilles sensibles !

Alors, non, le jazz n’est pas au bout du rouleau !

On notera d’ailleurs que parmi les festivals les plus intéressants de notre hexagone, plusieurs ont écarté le terme « jazz » : Sons d’Hiver (un must pour l’intégration des musiques afro-américaines contemporaines), Banlieues Bleues ou les Émouvantes à Marseille (où je serai du 18 au 21 septembre !).
D’autres festivals de jazz sont dignes d’arborer le mot : Jazzdor (Strasbourg etc.), L’Europa Jazz festival (Le Mans, Sarthe et +), le D’Jazz Nevers Festival, l’Atlantique Jazz festival (Brest, Bretagne), Jazz à Luz (Luz-Saint-Sauveur), Jazz Campus en Clunisois (Cluny, Matour…) et pas mal d’autres heureusement. Des festivals épurés et combatifs avec de l’imagination, de l’audace, de la créativité… (on déduira que les autres sont des festivals « sans« …).
Leur point commun : une direction artistique déterminée et forte qui sait (essaie de…) résister aux tentations et aux dérives du « marché ». Le choix de la qualité plutôt que la quantité et souvent des axes thématiques qui orientent le parcours du festivalier et donnent de la cohérence.

Non, le jazz n’est pas au bout du rouleau, disais-je…

Art Ensemble Of Chicago - We Are On The Edge - PiRecordings 2019

L’Art Ensemble de Chicago célèbre cette année son cinquantenaire !
Rendez-vous compte : cette formation à la créativité inégalée aura parcouru à elle seule la moitié de l’histoire du jazz. C’est ce que souligne Jean Buzelin qui consacre à l’AEC un superbe article dans les pages de Culturejazz (L’Art Ensemble of Chicago : l’un des grands bonheurs de l’Histoire du jazz – août 2019). Même s’il ne reste plus aujourd’hui que Roscoe Mitchell et Famoudou Don Moye (Lester Bowie, Joseph Jarman et Malachi Favors s’en sont allés), l’esprit est toujours là et le renfort de musiciens issus du même collectif (de l’AACM de Chicago mais aussi d’ailleurs) permet aujourd’hui à l’Art Ensemble de porter fièrement les couleurs de la Great Black Music. « We are on the edge » est le titre de leurs dernier album. Ils sont toujours sur le fil, en équilibre mais pas près de tomber.
Quel(s) festival(s) « de jazz » programme(nt) cette musique aujourd’hui ? Alors notez bien que l’Art Ensemble de Chicago avec de solides renforts sera à Nantes ce 6 octobre 2019. Espérons que de nombreux programmateurs viendront écouter cette musique vraiment « de jazz » !


DISQUES DU MOIS

Pendant la pause estivale, des disques « de jazz » (!!) me sont parvenus en nombre. J’avoue ne pas avoir eu le temps de tout écouter attentivement pour dire un ou deux mots de chaque disque (ou dossier numérique : denrée d’aujourd’hui !). Je vous les propose sous forme d’un petit catalogue du mois au format PDF que vous pouvez télécharger en cliquant sur le bouton rouge, ci-dessous. Les disques/albums sont rangés par ordre alphabétique, accompagnés de leur pochette et de liens actifs pour écouter la musique ou en savoir plus…

Les coups de chapeau du mois…

Je ne résiste pas à l’envie de mettre en avant quelques pépites. C’est la moindre des attentions ! (retrouvez les détails, les infos, les liens dans le catalogue mensuel !)

Abdullah Ibrahim en solo

Abdullah Ibrahim piano solo - Dream Time 2019 - Enja

Je commencerai par quatre disques en piano solo assez différents.
Un magnifique opus du maître Abdullah Ibrahim avec « Dream Time« .
Un concert en piano solo donné l’an passé (2018) en Allemagne. Plus d’une heure de musique sans interruption, un chapelet de compositions, de mélodies toujours extraordinaires. La magie du jazz et le génie du pianiste sud-africain (85 ans cette année) c’est de nous offrir ces musiques comme s’il les composait dans l’instant. Du très grand art. (Chez Enja Yellowbird)

Franco d’Andrea, en solo également…

Franco D'Andrea piano solo - A Light Day - Parco Della Musica records 2019

En Italie, Enrico Pieranunzi fait figure de référence nationale du piano jazz. Il ne faudrait pas oublier pour autant Franco d’Andrea. Musicien facétieux, il a intégré l’histoire du jazz pour nourrir sa créativité. Un cheminement aussi aventureux que déterminé mais toujours rassurant.
Avec bienveillance et malice, il nous fait partager une journée lumineuse en deux temps, deux disques : matin et après-midi. Improvisations et emprunts à l’histoire du jazz constituent une narration parfaitement cohérente. Superbe ! (Chez Parco Della Musica Records)

Lafayette Gilchrist, aussi en piano solo !

Lafayette Ghilchrist piano solo - Dark Matter 2019

Un passage aux USA avec le pianiste Lafayette Gilchrist dont voici le second disque en piano solo. Ce musicien de grand talent connaît fort bien l’histoire de la musique afro-américaine. C’est sans doute pour cela que David Murray en avait fait le pianiste de son quartet. Avec Dark Matter, il nous permet de mesurer l’étendue de son talent. Ce n’est pas une démonstration virtuose mais l’émanation d’une culture profonde et authentique. À découvrir si vous ne le connaissez pas ! (Autoproduction – Lafayette Ghilchrist Productions)

Satoko Fujii, solo encore

Satoko Fijii piano solo - Stone - Libra Records 2019

Entre son Japon, les États-Unis d’Amérique et l’Europe, Satoko Fujii n’arrête pas de nous proposer des musiques toujours plus inventives et innovantes avec son label Libra Records. La musique d’aujourd’hui dans ce qu’elle a de plus sensible et de plus touchant lorsqu’elle rend hommage à sa mère disparue avec « Stone« . La quintessence du piano, au delà des notes, des touches et des harmonies académiques. Une incroyable effervescence du son, un travail en profondeur d’où émerge une grande fragilité et souvent les lignes floues de mélodies fantomatiques. Le piano transcendé, sublimé. (Chez Libra Records)

Satoko Fujii & Ramon Lopez

Satoko Fujii & Ramon Lopez - Confluence - Libra Records 2019

Quittons la formule du piano solo mais pas Satoko Fujii qui a publié également cet été un duo passionnant et fusionnel avec le batteur Ramon Lopez. On le connaît bien en France, entre autres pour sont travail en trio avec Joachim Kühn il n’y a pas si longtemps !. Il faut absolument écouter ce disque. Le dialogue qui se noue entre ces musiciens créateurs est captivant et très touchant. Que c’est beau le jazz vécu ainsi ! (Chez Libra Records)

Max Andrzejewski‘s Hütte : hommage à Robert Wyatt

Max Andrzejewski Hütte - Plays Robert Wyatt - Why Play Jazz 2019

Le batteur Max Andrzejewski est assez représentatif de la très dynamique scène germanique (et berlinoise en particulier autour de ce label WhyPlayJazz !). Musicien très sollicité, on le retrouve aussi bien aux côtés de la saxophoniste Birgitta Flick que du guitariste Kalle Kalima ou du vibraphoniste Simon Kanzler. Avec son groupe Hütte, il laisse libre cours à son imagination et à ses envies. Après un hommage décalé au gospel bio (!) dans le précédent album (« Hütte and The Homegrown Organic Gospel Choir… » ), il nous emmène dans l’univers poétique et souvent onirique de Robert Wyatt. La voix occupe une belle place cette fois encore mais les instrumentistes ne se laissent pas endormir. Ça joue avec vigueur et bonheur ! (Chez WhyPlayJazz)

Gordon Grdina Quartet

Gordon Grdina - Cooper's Park - 2019

Retour en Amérique du Nord avec le guitariste et joueur de oud canadien Gordon Grdina (comment prononcer son mon ?). Ce musicien qui a joué avec Gary Peacock, Paul Motian, Mark Helias, Hank Roberts et bien d’autres témoigne toujours d’une grande curiosité musicale qui va du jazz au rock en passant par les musiques du Moyen-Orient. Pour son nouvel album, « Cooper’s Park« , il a réuni des musiciens à la forte personnalité. Le formidable pianiste Russ Lossing (qui maîtrise les claviers électroniques hors des clichés), un saxophoniste et clarinettiste qui surprend toujours, Oscar Noriega, et le batteur Satoshi Takeishi, aussi précis que subtil. Les compositions jonglent entre diverses influences et couleurs tout en gardant une constante cohérence. Un disque aux mille et une facettes. (Chez Songlines)

Miguel Zenón Quartet : la musique d’Ismael Rivera

Miguel Zenón- Sonero - 2019

Je terminerai cette petite sélection de (presque) fin d’été avec le saxophoniste Miguel Zenón, portoricain mais installé depuis belle lurette aux États-Unis. Il n’oublie jamais d’où il vient et garde un profond attachement à la musique de Porto-Rico tout en se gardant bien de tomber dans les clichés de la « salsa » convenue. Ainsi avec Sonero, hommage respectueux et attachant à son compatriote, le chanteur Ismael Rivera (1931-1987) est bien un disque de jazz authentique et engagé, poétique et chaleureux. Le quartet réuni ici ne manque pas de qualités : ce sont tous des musiciens irréprochables et d’ardents défenseurs de la musique vivante et libre… (Chez Miel Music)
C’est bien ce qu’on attend du jazz, n’est-ce pas ?